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Économie

La production mondiale du surplus

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État

Les économies structurent les civilisations

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Monnaie

La monétisation
des routes de la soie

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Banque

La bancarisation dématérialise la monnaie

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Finance

Les révolutions préparent la financiarisation

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Industrie

L'industrie du littoral Atlantique Nord

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Asie

Décolonisation
de
l'après-guerre

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Énergie

La problématique énergétique de la globalisation

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États primitifs Asie Méditerranée Orient Amérique


États primitifs


À partir de l'Asie occidentale, la quête du surplus, qui s’est diffusée aux autres continents, a progressivement conduit à la rédaction de contrats commerciaux, à la création d'États et à la codification des lois. Un assemblage administratif singulièrement proche des processus de diffusion du Néolithique car, dans un cas comme dans l’autre, la structure primitive régionale se transforme graduellement en une extension continentale. Mais intéressons-nous tout d'abord à la Haute Mésopotamie au cours de la période Hassuna. Les conditions climatiques y favorisaient l’agriculture alors que l’artisanat promouvait des innovations telles que les sceaux cachets, les silos d’argile crue, les murs enduits de chaux ou les fours à voûte. À la période dite de Samarra, des habitations en briques crues, quelquefois à étages, agencées au sein d’espaces urbains rectangulaires, se distinguaient dans le paysage urbain alors que des assiettes à motifs naturalistes ou géométriques inspiraient une fine céramique vitrifiée, aux formes variées polychromes, jusqu’à la période suivante dite d’Halaf.

Ses premiers canaux d’irrigation, qui exploitaient les débordements du Tigre, contrastaient avec l’agriculture sèche de la Basse Mésopotamie. En fait, cette dernière région, où le volume de précipitations était faible, ne devait ses premières communautés agricoles qu’aux premières cités-États capables d’édifier un système complexe d’aqueducs, de canaux et d’écluses. Cette impériosité les amenant finalement, de la période d’Obeïd jusqu'à celle d'Uruk, à instaurer un modèle administratif commun au gré de la diffusion d’une première écriture pictographique. En effet, depuis que la mécanisation avait uniformisé un artisanat qui n’était plus personnalisé que par l’apposition d’une marque de fabrication, l'écriture était le plus souvent à l’usage des scribes désireux de conserver une traçabilité du commerce. La production, désormais en grande série, rendait indispensable ces outils de comptabilité tels que les bulles en argile « calculi » ou les tablettes à écriture pictographique. Et, en dépit de la relative fragmentation des cités-États mésopotamiennes au dynastique archaïque, les normes comptables s’harmonisaient et des comptoirs commerciaux fortifiés s’établissaient.

C’est de cette manière que, vers le milieu du III ème millénaire AEC, les écritures évoluent en un cunéiforme syllabique semblables aux mille deux cents tablettes de la cité-État de Lagash. Celles-ci, qui facilitent sa gestion collectiviste, précisent que son temple de la déesse Bau dispose d’une surface cultivable de plus de quatre mille hectares et qu’il rétribue en vêtements, ou en rations alimentaires, mille deux cents travailleurs aux divers métiers. La défense de tels intérêts économiques incite donc quelques cités-États à augmenter leur budget militaire, de sorte qu’il n’est pas exagéré d’affirmer que l’on doit le concept de guerre moderne à la fréquence de leurs conflits. À cet égard, les tablettes d’argile de la cité-État de Shuruppak témoignent déjà de l’affectation d’un budget utile à l’entretien de sept cents soldats professionnels. Ces puissances militaires renforcent la centralisation administrative, à l’image du souverain Lugal-Zage-Si de la cité-État d’Umma, qui pacifie Lagash, Girsou, Ur et Uruk. Après quoi, Sharrum-kîn, un ancien ministre sémite de la cité-État de Kish, c’est-à-dire non sumérien, s’empare de tous ces territoires et y établit son empire d’Akkad, de la mer Méditerranée au golfe Persique.

les cultures Hassuna, Samarra et Halaf L’Empire d’Akkad

Cette première grande administration centralisée asiatique développe dès lors une gestion collectiviste, une collecte systématique de l’impôt et une idéologie unitaire universelle. Ainsi, elle standardise la production d’arme, homogénéise les équipements militaires, mais aussi entraîne plus aisément ses soldats tout en limitant ses coûts de production et de fonctionnement. Et lors même que l’étendard d’Ur avait jadis fait figurer des chars d’infanterie équipés à l’identique, les techniques d’armement dont bénéficie ses cinq mille soldats satisfont dorénavant à des objectifs tout autant militaires qu’économiques. L’empire d’Akkad s’engage alors dans une expédition navale sur l’île de Bahreïn, puis dans la vallée de l’Indus, tout en sécurisant ses sources d’approvisionnement en matières premières au moyen de comptoirs commerciaux fortifiés. Avec cela, ses fonctionnaires du palais, à qui les propriétés foncières des souverains locaux déchus sont données en gérance, s’enrichissent tellement qu’ils stimulent la propriété individuelle restée jusqu’alors très minoritaire. Le nom du propriétaire commence dès lors à remplacer les traditionnels thèmes mythologiques des sceaux-cylindres et, dès la période suivante, les gouverneurs civils héréditaires de la troisième dynastie d’Ur régentent conjointement l’administration avec des gouverneurs militaires. La standardisation des poids et des mesures, l’instauration d’une unité de compte et l’aménagement de relais y simplifient alors la collecte et la redistribution de l’impôt. De plus, un système novateur de prélèvements fiscaux prévoit la livraison d’une production agricole en fonction des capacités et des spécificités de chaque province. Enfin, de cette ardente privatisation de l’économie naît l’activité bancaire pour laquelle les créanciers octroient des prêts à des taux d’intérêts exorbitants, compris entre 20 % et 50 %, avec la garantie des propriétés du débiteur, voire d’un membre de sa famille. Car, au risque d’être accusé de vol, le transfert des propriétés foncières par héritage, par vente ou par échange doit désormais faire systématiquement l’objet d’une rédaction. Quant à la justice, le code de lois d’Ur-Nammu accompagne cette évolution sociétale en précisant les droits des personnes tels que la protection des veuves et des orphelins, l’interdiction du faux témoignage ou la compensation financière des dommages.

L’Étendard d’Ur

Cette centralisation administrative concerne aussi tout particulièrement les États méditerranéens primordiaux. D’ailleurs, on considère la Haute et la Basse Égypte comme les proto royaumes à l’origine de l’administration centrale égyptienne. Le pharaon Narmer s’étant représenté sur la Grande palette de Hiérakonpolis du XXXII ème siècle AEC, tantôt avec l’hedjet de Haute Égypte, tantôt avec la decheret de Basse Égypte. Son royaume aurait élaboré des réseaux d’irrigation, rédigé un cadastre, recensé la population, collecté l’impôt et fait appel à une main d’œuvre étrangère. Les expéditions militaires égyptiennes en Canaan, qui précédaient les importations de cuivre du Sinaï, auraient donc rapidement fait entrer le royaume en plein âge du bronze. Car, en dehors de l’Europe, l’Égypte était, avec le royaume élamite, la seule administration à disposer de gisements d’étain. Et, eu égard aux relations commerciales pérennes établies par la suite avec les régions du Levant et les îles égéennes, cette richesse était à la source de sa puissance. Un vase de Cythère de la sépulture funéraire du pharaon Ouserkaf l’atteste, quand bien même la faiblesse des réserves de cuivre du Sinaï et la décentralisation du pouvoir, dans laquelle émergeait une société marchande, allaient lui poser quelques problèmes. Ainsi, le pharaon Snéfrou à qui l’on doit la pyramide rhomboïdale, qui préfigure celles à faces lisses, dut le premier déléguer ses archives royales et ses pouvoirs de justice, d’agriculture et du Grenier.

La grande pyramide de Gizeh à faces lisses (2 560 AEC)

Puis, trois siècles plus tard, au XXIII ème siècle AEC, ce fut au tour du pharaon Pépi II de dédoubler la fonction de vizir comme ses ministères de Basse et de Haute Égypte. Du coup, à la fin de l’Ancien Empire, les pharaons ne disposaient plus que d’une faible influence, au point que le royaume se divisa après que la charge des gouverneurs provinciaux fut devenue héréditaire.

Les nomes de Haute et de Basse ÉgypteLes matières premières en Égypte

Malgré cela, le pharaon Montouhotep II parvient à le réunifier une nouvelle fois avant de lancer ses expéditions dans le Ouadi Hammamat. Une renaissance à laquelle on doit pourtant associer les « maîtres des terres étrangères », à savoir les « Hyksos », que la sépulture funéraire du gouverneur de la province d’Oryx évoque dès le règne du pharaon Sésostris II au XIX ème siècle AEC. Cette main d’œuvre qualifiée asiatique, alors que l’Égypte importe désomais son cuivre de l’île de Chypre, est du reste si importante qu’elle en arrive à prendre le pouvoir. Les «Hyksos» fondent effectivement le royaume d’Avaris dans le nord-est du delta du Nil où ils reprennent quelques traits culturels égyptiens, tels que les titulatures et les hiéroglyphes, tout en diffusant l’arc composite et le char attelé à deux roues. Toutefois, cette technologie avancée ne leur permet pas d’atteindre les mines d’étain de la Haute Égypte sous le contrôle des pharaons thébains. Au contraire, c’est le pharaon Ahmosis qui délivre les cités de Memphis et d’Avaris en incorporant l’arc composite et le char à deux roues dans sa cavalerie. Les bases du Nouvel Empire sont dès lors posées pour que cette histoire plurimillénaire, comme l’ouverture de l’économie aux étrangers, puisse se poursuivre. Mais pour cela, l’économie égyptienne doit abandonner le troc au profit d’un prix fixé par un morceau de métal taillé à l’avance, et d’un poids connu du plus grand nombre, selon une unité du système pondéral.

Parmi ces étrangers désireux de commercer avec l’Égypte se trouvent les populations égéennes. Celles-là mêmes dont le commerce d’obsidienne et l’essor de la navigation dans les Cyclades furent à l’origine de la civilisation minoenne sur l’île de Crète. Les imitations crétoises de statuettes cycladiques présentes dans les anciens niveaux stratigraphiques de Phylakopi tendent bien à le prouver. Les Minoens, qui s’approvisionnaient autrefois en obsidienne aux Cyclades, poursuivaient leur commerce avec le cuivre chypriote et un étain dont on atteste la particularité anatolienne. C’est pourquoi ils aménagèrent des ports et relièrent par des voies dallées leurs palais du littoral, de Cnossos au nord, à Phaistos au sud. Ces administrations publiques, contemporaines de l’empire d’Akkad, organisaient aussi la production, les exportations et le stockage de marchandises au moyen des systèmes d’écritures comptables «linéaire A», puis «linéaire B». Leur influence, tant économique qu’artistique, était d’ailleurs tellement appréciée qu’une fresque de tauromachie, en tout point comparable à celle du palais de Cnossos, s’exposa dans le palais d’Avaris du pharaon Thoutmosis III.

fresque minoenne du palais d’Avaris

Toutefois, la navigation en haute mer, qui profitait aux comptoirs commerciaux mycéniens sur les littoraux égéen, levantin, sicilien et britannique, emporta les Minoens sur son passage. L’épave de l’Uluburun nous offrant une description détaillée de ce commerce. Mais il existe tout de même une certaine continuité entre toutes ces civilisations égéennes, particulièrement en matière d’architecture intérieure. En effet, les palais mycéniens et minoens regroupent les salles administratives, les ateliers et les magasins autour d’une cour centrale. Seules les fresques murales, de chasse ou de guerre, comme la massive architecture extérieure des palais mycéniens posés sur une acropole ou adossés à une colline, nuancent leurs ressemblances.



En réalité, l’économie égéenne, tout comme ses contemporaines, amorce sa privatisation et se dirige vers une plus grande individualisation. Le commerce maritime y stimule bien plus qu’ailleurs la propriété privée, et si la propriété foncière reste dominante, puisqu’elle se divise encore en un domaine palatial réservé à l’administration et un domaine communal de terres léguées aux fonctionnaires, ce n’est plus que pour un temps. Les archives de l’administration de Pylos précisent à ce sujet que les activités indépendantes se concentrent autour du textile, de l’exportation de marchandises ou de la métallurgie. Ainsi, à partir du XII ème siècle AEC, la propriété privée et la métallurgie du fer dans le Péloponnèse seront concomitante au dépeuplement progressif de la Laconie et de la Béotie, mais aussi, d’après la terminologie égyptienne, de l’installation des Peuples de la mer sur le littoral occidental asiatique. Là, comme une étrange coïncidence, ils façonneront des céramiques hélladiques et disposeront d’une très grande maîtrise de la métallurgie du fer.

L’Uluburun Les sites mycéniens

Nous reviendrons un peu plus tard sur ces derniers faits et sur leurs incidences. Mais intéressons-nous maintenant aux États asiatiques orientaux et plus précisément à celui d’Hindou Kouch dit élamite. Cette région aurait débuté son commerce avec la Mésopotamie à partir de la période d’Uruk avant de l’intensifier à la période Djemdet Nasr au III ème millénaire AEC. L’éparpillement des centres de négoce élamite, de la Mésopotamie orientale à la vallée de l’Indus, attesterait de ce commerce au lointain, tandis qu’un collier élamite de quatre-vingt-sept perles de provenances géographiques diverses nous confirmerait, entre autres, l’affirmation d’une culture esthétique continentale commune.

Un collier élamite aux 87 perles de diverses origines

Les sceaux-cylindres mésopotamiens suggéreraient même un commerce régulier entre la cité élamite de Godin Tepe et le Badakhshan. En fait, de manière certaine, on ne sait seulement qu’une Liste royale sumérienne accréditait l’existence d’un roi de Kish victorieux d’un royaume élamite au XXVII ème siècle AEC. Car l’écriture élamite, partiellement logo graphique, reste indéchiffrable à ce jour de sorte que seule la répartition géographique des supports d’écriture, du commerce ou des artisanats nous renseigne de facto sur l’Élam.

tablette d’écriture élamite

Par exemple, la proximité géographique du royaume élamite avec le Lorestan en faisait sûrement un centre du commerce de l’étain qui, malgré l’apparition précoce des armes en bronze dans cette région, dès le IV ème millénaire AEC, ne put longtemps résister à l’empire d’Akkad. Sans aucun doute, et à la différence de l’Égypte, l’administration élamite, en tant que trait d’union économique et culturel au pied de l’Himalaya, dépendait trop de ses puissants partenaires économiques qu’étaient l’empire d’Akkad ou les cités de la vallée de l’Indus. En effet, dès le milieu du III ème millénaire AEC, la vallée de l’Indus rassemblait déjà une population de près de cinq millions d’individus selon un plan commun d’urbanisme qui partageait les cités en une ville haute et une ville basse. Les administrations territoriales agençaient les zones urbaines en quartiers spécialisés sur le modèle de la cité de Kot Diji dans laquelle des allées droites et perpendiculaires séparaient des habitations standardisées, le plus souvent construites en brique et posées sur des fondations en pierre. Mais comme l’élamite, l’écriture de la vallée de l’Indus n’a pas encore été déchiffrée. C’est pour cela qu’on ne peut que supposer, par exemple, qu'à proximité d’immenses greniers à stockage et d’un puits à degré similaire aux bâolis indiens, les centres administratifs de la ville haute de Mohenjo-daro. On admet en tout cas l’établissement d’un vaste réseau commercial étant donné que la cité d’Harappa fut intégrée dans une aire culturelle unifiée vers la fin du III ème millénaire AEC et que les écritures akkadiennes mentionnaient bien la région de Meluhha au delà de l’actuel Oman. De surcroît, la cité de Shar-i-Sokhteh à la frontière orientale de l’Élam, voisine du Badakhshan, alors seule région d’exploitation du lapis-lazuli avant la découverte des gisements américains, correspondrait à une stratégie commerciale très spécifique. Attendu que, toute proche, Tepe Yahya, perchée à mille cinq cents mètres d’altitude, témoignerait de l’aptitude de ses marchands à s’affranchir de contraintes que l’on pourrait croire insurmontables. Les pistes caravanières, en direction de la Mésopotamie, à travers le massif montagneux de l’Hindou Kouch, à une altitude maximale de trois mille cinq cents mètres, nous rappellent donc qu’Ötzi campait au Chalcolithique dans les Alpes de l’Ötztal à trois mille deux cents mètres d’altitude.

Un puits à degré à Mohenjo-Daro L’extension commerciale de la vallée de l’Indus

Au demeurant, ce commerce de la vallée de l’Indus structurait un espace économique, de l’Hindou Kouch au littoral occidental du sous-continent indien, dans lequel la cité portuaire de Lothal était fondamentale. Celle-ci ayant construit de monumentales infrastructures dans le golfe de Cambay telles qu’une plate forme fixe de deux cent vingt mètres de longueur, utile à l’accostage et à l’amarrage des navires, ainsi qu’un chantier naval relié à la rivière Sabarmati se jetant en mer d’Arabie. Ainsi, elle aurait prospéré sans encombre jusqu’à ce que des inondations ne détruisent partiellement ses installations portuaires et ne provoquent le déplacement de sa population dans la vallée de Sarasvatî, au XVIII ème siècle AEC. Il s’ensuivit un mouvement global de fragmentation régionale où la planification urbaine disparut avec l’écriture, les poids et les mesures avant de renaître, quelques siècles plus tard, le long du Gange par l’intermédiaire de la civilisation védique.

Lothal

En outre, lorsque l’on porte notre intérêt un peu plus en direction de l’Orient, au-delà de ces administrations orientales primordiales et que l’on franchit le détroit de Béring, on se rend compte que les économies américaines postnéolithiques n’échappent pas plus à l’établissement d’administrations territoriales qu’au commerce. Dès la période préclassique tardive, les sociétés méso-américaines, dispersées dans un environnement restreint de plusieurs écosystèmes, spécialisèrent l’exploitation de leurs ressources naturelles régionales les plus abondantes. Par exemple, les cultures de San Andrés dans le golfe du Mexique complétaient celles des sites d’El Manatí, de Laguna de Los Cerros et de San Lorenzo Tenochtitlán, bien avant que les premiers artéfacts olmèques ne commencent à poindre. La plate forme surélevée de plus d’un kilomètre de longueur de San Lorenzo Tenochtitlán, qui soutenait des bâtiments communautaires édifiés autour de places centrales rectangulaires, le tout agrémenté d’un système de drainage souterrain, témoignait de cette précoce architecture monumentale. Autre détail d‘importance, on y comptait un certain nombre de sculptures sur pierre, dont les fameuses têtes colossales au nez épaté et aux larges lèvres charnues. Des monuments relativement ressemblants, mais à une plus grande échelle, aux figurines des joueurs de balle qui, comme les plus anciennes des mille cinq cent aires de jeu de balle méso-américaines, nous révélent un processus culturel commun bien avant les artéfacts olmèques. Car, en réalité, les offrandes religieuses du site d’El Manatí, à quinze kilomètres de San Lorenzo Tenochtitlán, différencient sans ambiguïté plusieurs phases d’occupation des sols. La première contient de la céramique et des balles en caoutchouc, la seconde des haches polies et des balles en caoutchouc, et seule la troisième renferme des restes démembrés d’enfants avec des statues de style olmèque (les «baby face»).

Tête colossale Un joueur de balle

De même, les sépultures de la culture contemporaine de Tlatilco dans la vallée de Mexico attestent de cette apparition soudaine des artéfacts de style olmèque, comme des pierres vertes et de l’obsidienne. Ce qui indiquerait, qu’à l’opposé d’une lente et progressive évolution sociale, le concept Olmèque est aussi un système de représentations graphiques tant tardivement que brusquement partagé par toutes les communautés méso-américaines. Les centres artistiques olmèques surgissant au même moment, à plusieurs endroits, alors que leurs sculptures en jade au début du I er millénaire AEC contrastent avec l’expérience indispensable à la taille d’un matériau si résistant. Une soudaineté dans laquelle on reconnaît d'ailleurs quelques similitudes avec l’iconographie des dynasties impériales chinoises.

Dragon en jade de la Dynastie Shang Stèle de La Venta à dragon Olmèque Olmèque de style «baby face»

Quoi qu’il en soit, au X ème siècle AEC, la période d’expansion olmèque coïncide avec l’abandon des agglomérations voisines de San Lorenzo Tenochtitlán et l’agencement d’un centre cérémoniel à La Venta. Dans cette dernière cité, on retrouve au nord un complexe architectural de tumuli d’une hauteur d’environ trente mètres et, au sud, une aire urbaine communautaire composé d’autels, de places et d’esplanades. Ses sculpteurs y faisant un grand usage de roches volcaniques, comme le basalte pour leurs oeuvres monumentales ou l’obsidienne pour leurs artéfacts plus réduits. Ce basalte proviendrait de la Sierra de los Tuxtlas, à quatre-vingt kilomètres, et l’obsidienne noire serait extraite du gisement d’El Chayal à proximité des cités de Kaminaljuyú et de Takalik Abaj, à plusieurs centaines de kilomètres. L’obsidienne reste cependant une matière assez rare d’autant plus que les gisements sont limités en nombre et en répartition. Le lointain commerce est, en conséquence, modeste, lors même que cette urbanisation de la Venta devance la planification des futurs cités-États mayas. En effet, elle rassemble ses bâtiments communautaires religieux autour d’un espace public monumental contigu à un espace privé d’habitations en périphérie. Voilà pourquoi, occupé depuis le Néolithique et à seulement cinq kilomètres de La Venta, le site de San Andrés serait le lieu de résidence de cette “nouvelle” société hiérarchisée où l’agriculture prédomine et où l’élevage, comme la propriété privée, est ignoré. Ce serait donc un système théocratique dirigé par des divins seigneurs qui, malgré les différences linguistiques de la région méso-américaine, unifieraient la population autour du sacré. L’affirmation d’une identité commune se retrouvant son prototype dans le calendrier rituel et divinatoire Tzolk’in de deux cent soixante jours. Sa période de treize mois, ni lunaire ni solaire, s’appuyant sur une numération vicésimale sous la forme de traits d’une valeur cinq et de points d’une valeur un. En résumé, ce fait religieux réclamerait un commerce croissant de matières rares et, de ce fait, l’écriture méso-américaine pourrait être assez éloignée des nécessités quantitatives de ses contemporaines asiatiques ou européennes nées de la traction animale et de la mécanisation artisanale.

Les aires urbanisées Olmèque et Sud Maya
Les gisements de roche volcanique en Méso-Amérique




Asie


Les civilisations se bâtiront, le plus souvent, autour de ces quelques États primordiaux et, mis à part quelques exceptions, elles trouveront rarement leur origine dans les seules conquêtes militaires. Plus précisément, leur expansion continentale suivra une chronologie constante où l’aspect du globe, tout comme la répartition de ses surfaces, paraîtra toujours être pris en compte. Ainsi, les premiers signes manifestes d’élaboration de tels systèmes s’observèrent dès le XVII ème siècle AEC quand l’augmentation du prix de l’étain obligea jusqu’à la refonte des objets en bronze. Le fer, de par la difficile maîtrise des températures et des proportions de carbone, n’était encore qu’un alliage de faible qualité et que l’on réservait ses objets, comme le poignard posé sur l’abdomen de la momie du pharaon Toutankhamon, au seul cérémoniel. Aussi, cette pénurie de l’étain coïncidait, volontairement ou non, avec l’établissement des comptoirs, tant en Élam qu’en Asie mineure, des marchands de la cité d’Assur de Haute Mésopotamie. Et, dès le siècle suivant, de leurs ventes d’étain du Luristan, à partir de leur comptoir de Kanesh en Anatolie, naquit un commerce si profitable que les autochtones « nešumnili » de langue Hittite purent envahir les royaumes Amorrites de Yamkhad et de Babylone. Ceux-ci annexèrent le royaume de Kizzuwatna à la période médio-assyrienne, puis s’accaparèrent la Syrie et le Levant. Mais surtout leurs invasions mirent fin au royaume du Mitanni après que le pharaon Akhenaton lui ait refusé son aide, l’année 1 354 AEC. Ce qui, par ricochet, permit à la cité d’Assur, jusqu’alors vassale du Mitanni, d’accéder à l’indépendance. La défaite finale des hittites contre les armées égyptiennes à la bataille de Qadesh la laissant seule, moins d’un siècle plus tard. Voilà comment l’Assyrie eut toute latitude pour concrétiser son ambition d’un vaste royaume et transformer le commerce de la cité d’Ougarit issu d’une géographie privilégiée entre la Méditerranée, l’Asie mineure, la Mésopotamie et l’Afrique.

Poignards sur l’abdomen de Toutankhamon Les comptoirs assyriens

En effet, Ougarit avait structuré un alphabet selon l’ordre de l’alphabet protosinaïtique des ouvriers des mines du Sinaï tout en y mélangeant les hiéroglyphes égyptiens, les hiéroglyphes hittites, le syllabaire chypro-minoen et le cunéiforme traditionnel. Et lors même que, de l’Asie mineure à la Méditerranée orientale, entre le XIII ème et le XII ème siècle AEC, les invasions successives des Peuples de la mer la détruisirent, son savoir ne se perdit pas. L’alphabet phénicien reprendra son ordre levantin et l’un des Peuples de la mer, en l’occurrence les Péleset, que l’on nommera un peu plus tard les Philistins, affermira quelques-unes de ses technologies comme le pressoir à arbre. Sur le premier point, la concentration des productions, la modification des processus de distribution commerciale, la proximité géographique des armées assyriennes, comme l’absence des égyptiennes, seront tout autant d’éléments favorables à l’usage de cet alphabet phénicien. Mais avant d’en arriver là, le second point sera capital. Et, pour ce faire, dès le X ème siècle AEC, les Philistins s’installent, à leur tour, sur le littoral méridional cananéen, façonnent des céramiques pareilles aux céramiques égéennes de l’Helladique récent, pratiquent la métallurgie du fer et, au fil de la colonisation phénicienne en Méditerranée, produisent de plus en plus d’huile d’olive.

Les routes caravanières à la fin du II nd millénaire AEC

Les cités fortifiées des régions de Samarie et de Judée, ainsi placées au centre de la production et de la distribution des marchandises méditerranéennes, disposent donc d’un grand bâtiment tripartite à piliers en tout point semblable au marché couvert de l’entrepôt de Tel Hadar, dont les céramiques importées recouvrent le sol. Dès cette époque, leurs « pressoirs à arbres » supplantent si judicieusement les procédés rudimentaires minoens d’extraction d’huile d’olive que la production atteint un volume quasi-industrielle de mille tonnes annuelles, à raison d’un minimum de quinze kilogrammes par olivier, et de cinq kilogrammes d’olive par litre d’huile. Pourtant, curieusement, aucune oliveraie n’est répertoriée dans les cités philistines de Gath ou de Tell Miqne qui exploitent plusieurs centaines de ces pressoirs. Car l’huile est extraite des olives de Galilée et des hauts plateaux de Judée où, à l’inverse, il n’existe qu’une douzaine de pressoirs, dont aucun «pressoir à arbre».

Les bâtiments tripartites au Levant pressoir à arbre Olmèque de style «baby face»
Un pressoir à roue Un pressoir à roue taillé dans la roche en Galilée (I er millénaire AEC)

Le commerce des olives y est néanmoins si massif, afin de pourvoir aux usages en matière de cuisine, de cosmétique et d’éclairage, que seule une administration publique et, dans ce cas précis, le royaume des Omrides, peut l’organiser. Ce que confirme la mise à jour d’un palais fortifié dans la roche à Samarie, les récits de l’obélisque noir de l’assyrien Salmanazar III et un texte moabite proche de l’alphabet proto-hébraïque, lui même dérivé du phénicien, qui relate la victoire du roi moabite Mesha sur le roi d’Israël Omri. Un certain nombre d’indices matériels converge donc dans la direction d’un puissant royaume d’Israël juste après l’invasion assyrienne du IX ème siècle AEC. Les premières écritures paléo-hébraïques dites de la « chambre des ostraca », du nom d’un bâtiment administratif du palais de Samarie, lui étant toutes chronologiquement postérieures. Les données économiques inscrites sur ces dizaines de céramiques réutilisées comme supports d’écriture prouvent même un bel essor commercial, contrairement à son voisin, le royaume de Juda, qui ne possède quasiment que l’impression de poids ou de sceaux marqués comme écriture.

L’obélisque noir figurant le roi des OmridesLa stèle de Mesha Ostraca du palais des Omrides

L’un d’eux, celui dont le titre « Shebnayaou, serviteur d’Uzziyaou » est accompagné du disque solaire ailé, révèle cependant un trait commun avec ses administrations limitrophes. Ce symbole, tant observable dans la mythologie égyptienne, et à fortiori sa royauté, que dans la symbolique assyrienne, samaritaine et, un peu plus tard, achéménide, témoignerait ainsi d’un vaste processus d’intégration culturelle. L’araméïsation de l’administration assyrienne, son annexion des régions du Levant, la déportation de près de vingt-sept mille trois cents de ses habitants dans les régions mèdes, mais aussi la réunification du royaume d’Égypte par le roi Piânkhy de Napata, l’année 720 AEC, en seraient quelques éléments structurants. Du reste, c’est peut-être en raison de cela que le roi assyrien Sargon II ouvre « la frontière égyptienne au commerce entre les assyriens et les égyptiens » avant que ses successeurs n’atteignent Memphis, Thèbes et Assouan, l’année 669 AEC.


sceau du fonctionnaire Shebnayaou disque solaire ailé
sceau d’un fonctionnaire du roi Osée
disque solaire ailé assyriendisque solaire ailé achéménide
royaume assyrien

Toujours est-il que le pharaon Nékao II complète la liberté d’accès du port de Naucratis, dans le delta du Nil, par la restauration du « canal des pharaons » reliant la mer Rouge à la mer Méditerranée, encore que l’Égypte se refuse toujours à largement frapper monnaie. Toutefois, à peine a-t-il le temps de frayer que, l’année 612 AEC, le commandant des armées mèdes allié à l’ancien gouverneur de Babylone, Nabopolassar, profite d’une crise successorale assyrienne pour se proclamer roi des mèdes, prendre Assur et détruire la capitale assyrienne Ninive. Quant au roi Josias de Juda, celui qui initia la réforme religieuse du dieu unique et la destruction des cultes polythéistes, il s’est lui aussi allié à Nabopolassar pour combattre le pharaon Nékao II. Bref, après sept années de conflit, le successeur de Nabopolassar, Nabuchodonosor II, défait les armées assyriennes et égyptiennes à la bataille de Karkemish, puis les poursuit jusqu’au royaume de Juda où la révolte de la population, qui refuse finalement son protectorat, s’achève dans la destruction du Temple de Jérusalem et la déportation de la famille royale à Babylone. Cette révolution monothéiste va cependant s'accompagner de nombreux autres chambardements.

Parmi ceux-ci, les usages du contrat de vente, qui prévoyaient jusqu’alors d’exprimer le prix d’un bien en fonction d’un poids déterminé de métal précieux, commencent à disparaître au profit d’un accord pour lequel l’acheteur convient de livrer au vendeur un nombre déterminé d’exemplaires d’une certaine monnaie. Mais l’initiative de ces usages revient encore aux orfèvres, aux négociants ou aux marchands dont les monnaies posent des problèmes quant à leur expertise et leur diffusion dans une aire géographiquement restreinte. Leur médiocre qualité accentue la régulière dépréciation de leur valeur intrinsèque quand l’augmentation des volumes commerciaux afférents à une civilisation réclamerait de l’autorité publique qu’elle soit, à terme, la principale actrice d’un marché monétaire garantissant des émissions équitables en quantités. Du reste, au même titre que les travaux d’urbanisation ou d’irrigation du passé, seule une administration, si possible continentale, peut frapper, à cette époque, une monnaie dans un vaste espace géographique. Lors même que l’accumulation des métaux précieux ne servirait qu’au commerce extraterritorial. Or, dans ce cas précis, c’est bien le fleuve Pactole, ou plutôt son roi de Lydie, Crésus, qui pose les premiers jalons de cette révolution en instaurant un système monétaire dont les métaux précieux, de par leur relative rareté, leur divisibilité et leur durabilité, serviront longtemps de support.

La monnaie, la métallurgie du fer, les infrastructures administratives assyriennes et les alliances matrimoniales, car le futur royaume achéménide trouve aussi son origine dans une double union, participeront à l’édification d'une civilisation asiatique continentale. En effet, tout commence lorsque le roi des Mèdes Astyage s’unit à la fille aînée du roi de Lydie Crésus, tandis qu’une autre des filles de Crésus, Mandane, s’unit au vassal achéménide d’Anshan Cambyse I er. De cette dernière union né Cyrus II qui, une fois devenu souverain achéménide d’Anshan, conteste la suzeraineté d’Astyage, envahit la capitale des Mèdes, Ectabane, puis s’empare du royaume de Lydie et de Babylone, l’année 540 AEC.



Dans tous ses territoires conquis, son « cylindre de Cyrus » réglemente le droit de propriété, la liberté de circulation, l’interdiction de l’esclavage et, bien sûr, la tolérance religieuse qui autorise le retour d’exil des sujets du royaume de Juda. Son royaume laisse en plus une certaine indépendance à ses satrapies et n’administre qu’une partie de la justice ou de l’économie. Enfin, son fils et successeur, Cambyse II, s’empare de l’Égypte l’année 525 AEC avant qu’une conspiration religieuse ne le destitue au profit de son frère aîné Bardiya, puis qu’une autre conspiration, celle-ci de généraux, ne porte sur le trône Darius I er. Le royaume achéménide s’inspire alors du modèle lydien pour unifier les poids, les mesures, et instaurer un système monétaire bimétallique.

Le royaume achéménide
Une darique d’orUne darique d’argent

Les satrapies crééront cependant de la monnaie de cuivre en grande quantité et abuseront à tel point de leur droit de monnayage que les monnaies précieuses se diffuseront difficilement. Leur constante thésaurisation obligera au commerce extérieur à toujours se servir du troc et, en définitive, les Achéménides ne pourront jamais introduire une monnaie dans laquelle les agents économiques auront confiance. Le peu de taxes douanières et commerciales financeront difficilement les grands travaux publics tels que la construction de Persépolis, la remise en état du « canal des pharaons » ou la création de la route royale reliant l’Élam à l’Asie mineure. En outre, cette puissance achéménide restera d’autant plus fragile que des pôles économiques périphériques affleureront rapidement sur les littoraux méditerranéen et pacifique. Nombre de ses efforts serviront surtout à la conquête hellénique de l’Asie centrale, un siècle et demi plus tard, et illustreront parfaitement combien les relations entre les administrations publiques et privées peuvent être intenses et durables lorsqu’elles sont l’une au service de l’autre.




Méditerranée


La civilisation méditerranéenne s’est effectivement consolidée au début de la période mycénienne quand l’étain se raréfiait et que la navigation en haute mer se faisait plus régulière. Les exportations artisanales mycéniennes se répandaient alors sur le continent européen et, en contrepartie, certaines bénéficiaient de transferts de haute technologie tels que l’épée Naue. Originaire des régions danubiennes, cette lame de soixante-dix centimètres coulée d’une seule pièce, en bronze ou en fer, se propageait à mesure que les cités mycéniennes s’entouraient de fortifications cyclopéennes. À ce sujet, les colossales fortifications de Gla, de six mètres de hauteur pour cinq mètres d’épaisseur sur trois kilomètres de longueur, n’ont toujours pas déterminé la responsabilité d’une quelconque population étrangère dans leur destruction à partir du XIII ème siècle AEC. En fait, elles témoignent plutôt d’une puissance sans équivalent en Europe et il serait possible que la drastique réduction du nombre des cités soit due à des abandons étalés sur plusieurs siècles.

La lettre d’Amarna entre le pharaon Akhenaton et le roi de Byblos Rib-Habda évoquait à ce sujet des pirates shardanes en Méditerranée, alors qu’une stèle de la victoire égyptienne à Tanis relatait leur attaque contre les armées du pharaon Ramsès II l’année 1 278 AEC. Autrement dit, peu de temps avant qu’il ne les incorpore dans sa garde personnelle victorieuse des Hittites à la bataille de Qadesh l’année 1 274 AEC. Les représentations égyptiennes de Médinet Habou détaillant également d’autres rapines, au cours des règnes des pharaons Mérenptah et Ramsès III, en affublant ces «Peuples de la mer» d’une épée Naue et en les figurant avec un équipement militaire semblable à celui de la nécropole mycénienne de Dendra. Quoi qu’il en soit, cette piraterie isolait les mycéniens et les morcelait linguistiquement. Néanmoins, dans les comptoirs chypriotes, quelques exilés mycéniens s’associaient aux phéniciens qui s’établissaient en méditerranée occidentale sur la route maritime des métaux au fur et à mesure de l’extension territoriale assyrienne au Levant. La fondation de Carthage aux alentours de 815 AEC annonçait, par ailleurs, une multiplication de leurs colonies avant qu’elle ne tisse, peu à peu, ses propres réseaux commerciaux et ne renforce sa colonie sicilienne avec des exilés mycéniens. De même, commerce incitait les grecques d’Asie mineure à établir des comptoirs aux emplacements des anciennes colonies mycéniennes, puis dans toute la Méditerranée septentrionale et, enfin, en mer Noire. La Méditerranée se partageant dès lors entre les colonies phéniciennes méridionales et les colonies grecques septentrionales.

La répartition des dialectes grecs
les colonies grecques et phéniciennes en Méditerranée

C’est donc lorsque Cyrus II accéda au trône achéménide d’Anshan que de puissantes cités grecques surgirent des siècles obscurs. Le tyran Pisistrate s’empara, par exemple, du pouvoir à Athènes l’année 550 AEC, grâce à son armée de mercenaires payée par l’exploitation de ses mines du Pangée. Et, loin de l’image populaire que l’on prête volontiers à la tyrannie, il engagea une réforme économique qui fit d’Athènes une des cités grecques à battre monnaie avec Corinthe et Égine. On y trouvait, en quantité, des petites dénominations faites pour le commerce quotidien et le paiement des taxes publiques avant que son fils Hippias ne lui succède et ne frappe, à son tour, une monnaie en argent où figurait une chouette au revers. Toutefois, l’analyse métallique de ces monnaies révéla, entre autres, qu’elles étaient exclusivement issues des mines du Laurion dans lesquelles on réservait l’extraction aux esclaves adultes et le transport aux enfants. En outre, le coût élevé d’entretien des esclaves, en comparaison du travail salarié, entraînait une très lente circulation et une trop faible accumulation du capital. Mais peu d’athéniens s’inquiétaient de tout cela et il fallut un élément extérieur pour en modifier l’histoire.

Le deus ex machina est ici le roi de Sparte Cléomène I er dont l’intervention contraint, tout d’abord, à l’exil le tyran Hippias avant que, l’année 508 AEC, son opposition aux Alcméonides athéniens ne légitime de nouvelles institutions nées d’une «souveraineté populaire». L’Alcméonides Clisthène instaurant l’isonomie, dans laquelle les citoyens de l’Ecclésia adoptent ou rejettent les propositions de loi du Conseil des Cinq Cents, à l’aune de cette contrainte. Ses réformes n’abolissent cependant pas l’esclavage, mais soutiennent indirectement le développement d’activités pour lesquelles les banquiers, en majorité métèques, archivent et garantissent les prêts en faisant appel à un intermédiaire capable de la propriété foncière. À peu de chose près, elles cautionnent un système ubuesque dans lequel la pauvreté des sols de l’Attique ne sert plus qu’à garantir des crédits bancaires utiles aux importations agricoles de mer Noire. Du reste, comme cette rentabilité bancaire dépend de ces expéditions à fort «effet de levier», la prise achéménide de Byzance créée tellement d'émotion qu’en représailles Athènes se met à promouvoir l’isonomie auprès des douze cités helléniques d’Asie mineure.

institutions politiques athéniennes

Mais en agissant de la sorte, elle s’expose évidemment aux dizaines de milliers de soldats achéménides qui, sur les conseils de l’ex-tyran Hippias, débarquent aux abords de la plaine de Marathon. Et, même si cette aventureuse stratégie achéménide offre la victoire aux athéniens, le souverain achéménide Xerxès I er ne renonce pas et planifie une nouvelle invasion à partir de la satrapie «Makédonia». Bien conscient de ces manoeuvres, le stratège athénien Thémistocle y répond en armant une flotte de deux cents trières sous la protection des fortifications du Pirée. Et, là encore, cinq tonnes d’argent extraites d’un nouveau filon des mines du Laurion, dès la première année, financent ses trières à trois rangées de rameurs équipés d’un éperon à la proue, de voiles confectionnées en lin d’Égypte et d’une coque en pin noir de «Makédonia». Soit de quoi détruire les navires phéniciens de l’armée achéménide à la bataille de Salamine pour, qu’en définitive, les revers diplomatiques de ses adversaires suivent leurs défaites militaires. Le satrape de «Makédonia» Alexandre I er refuse donc d’autant plus facilement de négocier, au nom des Achéménides, qu’il s’est rallié aux cités helléniques qui, victorieuses au massacre de la bataille de Platées, mettent fin aux prétentions médiques. Une histoire mémorable jusque dans son épilogue, attendu que Thémistocle trouvera refuge auprès du souverain achéménide Atarxerxès I er après que l’Ecclésia l’ait banni d’Athènes pour dix ans.

C’est qu’Athènes assure dorénavant sa défense par l’entremise d’une coordination militaire de plusieurs cités grecques. Toutefois, cette confédération de Délos, en principe dévolue à contrer une hypothétique menace achéménide, se place peu à peu au service d’une hégémonie athénienne luttant frénétiquement contre toutes velléités indépendantistes. Par exemple, elle impose aux cités adhérentes de payer cette taxe indispensable à l’obtention d’un libre accès à la mer qu’est le phoros. L’île de Thassos ne sachant trop ce qu’il en coûte de s’y opposer, puisqu’Athènes la prive de tous ses revenus et l’oblige à payer toutes les dépenses de guerre auxquels s’ajoutent les arriérés du tribut. Cette domination militaire semble du reste être au service de l’intérêt commercial, car le tonnage des navires, la réduction du temps des traversées et les activités bancaires ne cessent d’augmenter au cours de cette période. Les nauklèroi athéniens propriétaires des navires marchands, comme les emporoi non propriétaires des navires et de la marchandise transportée, régissent donc ce commerce en ayant massivement recours à l’emprunt bancaire tout en employant assidûment les effets de commerce. Ce dernier instrument financier étant un écrit par lequel le créancier donne l’ordre au débiteur de payer une somme d’argent à échéance déterminée pour un bénéficiaire désigné. Avec cela, l’autorité judiciaire est transférée à la seule cité d’Athènes, que ce soit pour les contrats commerciaux maritimes concluent à Athènes comme pour les marchandises à destination d’Athènes.

Ce clientélisme et cette partialité aboutissent cependant à une révolte. Les mégariens massacrent la garnison athénienne de Mégare, les cités de Béotie vainquent Athènes à Coronée et, en fin de compte, une partie des cités grecques ne tolèrent plus les représailles athéniennes. Le décret mégarien, qui exclut toutes les marchandises mégariennes de tous les ports et de tous les marchés d’Attique, finit même par déclencher la guerre du Péloponnèse, l’année 432 AEC, dans laquelle aucune victoire n’intervient les dix premières années. Les disettes et la « peste d’Athènes » s’ajoutant à une longue suite de massacres, de déplacements de populations, d’impitoyables répressions et de défections. Pire, le triplement du tribut imposé à la confédération de Délos accule les alliés d’Athènes à la misère et, dans ces conditions, l’ultime défaite des cent soixante trières et dix mille hoplites athéniens contre les armées de Syracuse s’apparente plutôt à une libération.

Cette guerre du Péloponnèse a, en réalité, surtout servi à enrichir l’ex-satrapie «Makédonia» qui, aidée par la dissolution de la confédération de Délos, prend finalement pour capitale Pella. Ainsi, dès sa prise de pouvoir, Philippe II, le tuteur du fils du roi défunt Perdiccas III, professionnalise l’armée tout en la renforçant d’une infanterie légère et d’une cavalerie. Et ce n'est qu'après son indépendance gagnée sur les Illyriens et ses victoires aux guerres sacrées qu’il se drape du panhéllenisme. Déterminé à s’emparer des cités grecques d’Asie mineure, sa première Ligue de Corinthe ambitionne ni plus ni moins que d’envahir le royaume achéménide. Et, lors même qu’il est assassiné concomitamment au roi achéménide Artaxerxés IV, l’année 336 AEC, leurs successeurs respectifs, que sont Alexandre III de Macédoine et le satrape d’Arménie Darius III, n’entérinent aucunes des velléités guerrières.

Alexandre III a pourtant reçu le sage enseignement d’Aristote. Un philosophe ayant, entre autres, définit la notion de chrématistique condamnant l’accumulation de monnaie comme une stratégie d’appropriation, d’exercice et d’accroissement du pouvoir. Mais rien ne l’arrête et sa guerre mise d’emblée sur la prise d’un trésor comme sur le ralliement des autochtones héllènes. Ses quelques quatre mille cavaliers et trente mille fantassins devant impérativement remporter leurs premières batailles étant donné que le coût mensuel de leur entretien dépasse largement les réserves financières. Du coup, il lui est heureux que la bataille du Granique lui laisse l’Asie mineure avant que sa victoire dans l’étroite plaine côtière d’Issos ne lui donne l’Égypte, l’année 331 AEC. Par conséquent, il s’agit plus d’entamer une véritable transformation économique et culturelle des territoires que de simplement rassembler les grecques en un royaume. Pour ce faire, ses directives établissent au plus vite un plan hippodamien de la nouvelle cité méditérranéenne d’Alexandrie tout en commandant à l’atelier monétaire de Tarse de frapper les premiers statères d’or et d’argent.

L’Asie représente ici les moyens de l’objectif, soit une réserve de métaux précieux utile à la monétisation à laquelle une armée achéménide de plus de deux cent trente mille fantassins et treize mille cavaliers, dans la plaine de Gaugamèles, semble s’opposer. Mais là encore, un audacieux mouvement de quarante mille fantassins et sept mille cavaliers le mène directement à la victoire. Et si quelques satrapes refusent toujours de se soumettre, au point que celui de Bactriane assassine le roi Darius III, cela n’incite qu’un peu plus Alexandre III à rendre justice dans ces régions montagneuses, au pied de la chaîne Himalayenne, où les routes de la soie se diviseront en un segment occidental, méridional et oriental, dès le l er siècle AEC. Sa quête trouve, en conséquence, sa limite orientale au delà des monts Paraponisades, dans la vallée du Gange, où il fonde les satrapies de l’Indus supérieur, moyen et inférieur, dont l’hostilité et la résistance aboutiront à la fondation du premier royaume indien continental: l’empire Maurya.

Le royaume d’Alexandre III de Macédoine

Quant au commerce maritime, il revêt toujours une grande importance, comme le prouve les deux premières expéditions en direction de l’île de Tylos (l’île de Bahreïn), la troisième dans le golfe de Suez et la quatrième entre l’Indus et l’Euphrate. Cette dernière liaison commerciale place Alexandrie au centre d’une « route des épices » et supplée à l’ancienne voie terrestre de la « route de l’encens », qui reliait le royaume d’Égypte à la péninsule d’Arabie et aux royaumes indiens depuis plus de mille cinq cents années. Son port régentera pendant des siècles le commerce entre la Méditerranée et l’Asie au plus grand bénéfice des économies hellène, puis romaine. Du reste, comme nous l’avons déjà évoqué, cette inflexion commerciale s’accompagne d’une monétisation des régions conquises, tout particulièrement dans la partie orientale du royaume achéménide. Certes, les Macédoniens n’y établissent aucun atelier monétaire, mais l’atelier de Babylone y introduit à hauteur de cent quatre-vingt mille talents des monnayages financés sur la trésorerie achéménide. Idem dans la partie occidentale où, malgré la disparition d’Alexandre III et les conflits entre Diadoques, les «alexandres» demeureront le numéraire au commerce des Antigonides descendants d’Antigone le Borgne en Grèce, des Lagides de Ptolémée en Égypte, comme des Séleucides de Séleucos en Asie mineure et centrale.

La route des épices au I er siècle

Toutefois, il faut bien admettre que cette monétisation n’est qu’une facette d’une hellénisation dont les lueurs se perçoivent déjà jusqu’aux rives de l’Atlantique Nord. Il serait même juste d'en reconnaître l'importance à l’aune de l’expédition du phocéen Pythéas, l’année 330 AEC. En effet, son ouvrage Péri Oceanou aurait décrit les populations européennes septentrionales, rassemblé des relevés géographiques en mer du Nord, détaillé la fabrication de lingots d’étain et révélé des gisements d’ambre. Une oléorésine présente dans la sépulture du pharaon Toutankhamon et activement recherchée depuis l’âge du bronze danois. En tout cas, quelques navires mixtes d’une vingtaine de mètres de long avec à leur bord une vingtaine de marins réempruntent ces voies navigables de la route de l’étain. La péninsule armoricaine, l’île d’Albion et les côtes occidentales britanniques, jusqu’aux îles Shetland, étant quelques-unes de leurs étapes au cours desquelles ils observent la disparition du soleil, quelques heures par jour, sur l’île de Thulé. Une île au milieu d’une mer gelée, sur le cercle polaire arctique, au delà du parallèle 66° Nord, à six jours de navigation des îles Shetland, soit à la latitude la plus méridionale où l’on observe le soleil de minuit dans l’hémisphère nord. Et si l’on suit les relevés de latitude de Pythéas effectués au gnomon et que l’on tient compte des courants marins au large des îles Shetland, comme des techniques de navigation, cette île pourrait être l’Islande ou la Scandinavie. Naturalis historia de Pline l’Ancien faisant, un peu plus tard, référence à une île au nord de Britannia nommée Scandia. Ainsi, seulement une année après la conquête macédonienne du royaume achéménide, Pythéas la complète d’une précieuse cartographie des régions d’Europe septentrionale et d’Atlantique Nord.

Un navire mixte grec du IV ème siècle AEC des mesures de latitude réalisées par Pythéas



Cette cartographie servira bientôt aux conquêtes romaines. Mais avant d’en arriver là, les habitations urbaines romaines se sont d'abord structurées autour de petites communautés de villages pastoraux pareils à ceux de la culture villanovienne. Car ce n’est qu’à partir du milieu du VII ème siècle AEC que les colonies grecques de l’île d’Ischia, de Megara Hyblaea, de Syracuse ou de Sybaris influencèrent la péninsule italique. À cet égard, cette période étrusque, dite orientalisante, fut celle des imitations de céramiques au style géométrique comme des bijoux à granulation ou filigrane. La granulation consistait à souder entre elles des granules d’or de quelques dixièmes de millimètres de diamètre, tandis que le filigrane était un effet de broderie fait à l’aide de minces fils de métal soudés entre eux. L’alphabet étrusque dérivé de l’alphabet grec occidental, dit alphabet eubéen, se diffusait alors si bien sous l’influence du commerce corinthien que l’historien Denys d’Halicarnasse écrivit qu’un « homme de Corinthe de la famille des Bacchiades, nommé Démarate, avait navigué vers la péninsule italique pour y faire commerce […] Au moment de la révolution corinthienne, quand le tyran Cypsélos chassa les Bacchiades pour prendre le pouvoir, Démarate quitta la cité par mer et comme en raison de ses activités commerciales il avait de nombreux et excellents amis en Étrurie, il s’installa à Tarquinia et épousa une femme d’illustre famille ». L’archéologie confirma, à ce propos, que le port de Gravisca, qui fut construit selon le modèle grec de l’emporion, à huit kilomètres de Tarquinia, comprenait un sanctuaire de plusieurs déesses associés à des centaines d’inscriptions grecques et étrusques.

L’historien Tite-Live précisant, d’autre part, que Tarquin l’Ancien, un descendant direct de Démarate de Corinthe, gouvernait l’agglomération romaine dès l’année 616 AEC et que l’on retrouvait parmi ses principales réalisations des travaux d’urbanisation comme la Cloaca Maxima ou les forums Boarium et Romanum. La cité romaine, posée au centre des voies de communication de la péninsule italique et des comptoirs étrusques, regroupait aussi ses locaux administratifs et religieux suivant le modèle de l’agora grecque. C’est dire si sa complexité urbanistique contrastait avec le simple bornage des cités étrusques dont l’expansion territoriale ne s’étendit en direction de la Campanie et de la plaine du Pô qu’au milieu du VI ème siècle AEC. L’Étrurie méridionale de Campanie commerçant avec les colonies grecques et l’Étrurie padane septentrionale exportant ses productions jusqu’en Europe centrale. L’instauration d’une confédération ionienne les ayant peut -être même inspirés à se regrouper en une dodécapole excluant Rome. Voilà pourquoi les réformes institutionnelles romaines au profit des latins furent sûrement postérieures à cette oligarchie étrusque et, dans ces conditions, le Fœdus Cassianum de l’année 493 AEC fut sans doute l’acte de naissance de l’administration latine romaine. En tout cas, les premiers textes latins auxquels se rattachent l’inscription de Duenos, et ses cent vingt-huit lettres inscrites sur les faces externes d’un kernos du Quirinal, ne sont datées que du VI ème siècle AEC. Ainsi, le Fœdus Cassianum renouvela l’intégration de plusieurs cités au sein d’une Ligue latine chargée de réglementer les droits civils communs, la paix éternelle, l’aide militaire mutuelle, l’alternance du commandement et le partage équitable des butins de guerre.

L’expansion étrusque Les institutions républicaines romaines

Toutefois, les droits des cités ne furent pas respectés et le soulèvement de la Guerre latine s’acheva dans la dissolution de la Ligue latine en une multitude de colonies et de municipe. C'est donc lorsque Rome assure sa domination sur la péninsule italique, au milieu du III ème siècle AEC, qu'elle se trouve un autre adversaire en la cité africaine de Carthage. Sa victoire maritime aux larges des îles Égades, à la fin de la Première Guerre punique, l’année 241 AEC, lui ouvrant l’accès aux îles de Corse et de Sardaigne. Après quoi, l’éphémère opposition du général carthaginois Hannibal Barca, au cours d’une Seconde Guerre punique, se heurte à la cavalerie numide du proconsul Cornelius Publius Scipio Africanus, à la bataille de Zama. Les richesses carthaginoises facilitent alors l’instauration d’un premier système monétaire bimétallique romain dans lequel dix petits lingots en bronze ornés d’un bœuf (les as) équivalent à un denier d’argent. Le rapport étant de quatre grammes cinquante et un d’argent pour cinq cent trente grammes de bronze. Cette réforme monétaire consolide d’autant plus Rome que Carthage lui cède ses navires, l’Hispanie, les îles Baléares tout en lui versant une indemnité de dix mille talents sur une cinquantaine d’années.

Si bien que la République romaine ambitionne déjà une expansion continentale, seulement un an après la Seconde Guerre punique, quand sa flotte maritime vient en aide aux cités d’Asie mineure engagées contre la Macédoine de Philippe V. D'ailleurs, a victoire à Cynocéphales, l’année 197 AEC, lui donne l’intégralité de la flotte maritime de son adversaire à laquelle s’ajoute une indemnité de guerre. Mais, bien évidemment, son hégémonie en Méditerranée ne se résume pas à une relation conflictuelle. La romanisation nécessite même d’accroître la masse monétaire. Il faut donc de nouveau réduire le poids du denier d’argent à trois grammes quatre-vingt-seize tout en maintenant quelque temps sa valeur à dix as, avant de fixer son cours légal à seize as au terme du versement des indemnités de la Seconde Guerre punique. La Grèce n’est dès lors plus qu’une province romaine sous l’autorité d’un proconsul, à l’exception de la Thessalie, de l’Épire et de l’Acarnanie, pendant que s’implantent d’immenses propriétés foncières sur la moitié des terres conquises.

Ces latifundiums, gérés par des fonctionnaires, concentrent cependant la production agricole, dépossèdent les paysans incapables de les concurrencer et développent tellement l’esclavage que les asservis représentent jusqu’au double des citoyens romains dans certaines provinces. Du coup, la Première guerre servile rassemble des milliers de révoltés en Sicile l’année 132 AEC avant qu’une Seconde guerre servile n’éclate, de nouveau en Sicile, quelques années après la professionnalisation de l’armée. Cette dernière réforme du consul Caius Marius, promulguée après plusieurs défaites contre les armées celtes entre 113 AEC et 105 AEC, mate les soulèvements des petits propriétaires dépossédés de leurs terres, mais elle entraîne un tel chambardement qu’elle engendre d’autres guerres comme la Guerre sociale, les guerres civiles et la Troisième guerre servile. C’est cependant au cours de ce processus administratif crucial que naît Caius Julius Caesar (Jules César), l’année 100 AEC, dans une famille de haut-fonctionnaire romain. Son père est effectivement un préteur romain, alors que sa tante Julia Caesaris est l’épouse de ce même consul Caius Marius élu successivement quatre fois in absentia malgré l’interdiction de renouvellement du consulat.

Toujours est-il que ces guerres débutent une dizaine d’années après sa naissance, à la proclamation de l’indépendance des provinces italiques au sein d’une Confédération, dont Italica est la capitale et Italia la monnaie. Indépendance à laquelle la Lex Julia répond en accordant la citoyenneté aux provinces refusant de prendre les armes, avant que la Lex Plautia Papiria ne l’étende à toutes les cités au sud du Pô. Dans ces conditions, la plupart des insurgés se rallient à la République romaine, tandis que la répression d’éparses résistances popularise le légat Lucius Cornelius Sulla (Sylla). Si bien que, l’année 88 AEC, à peine la guerre sociale finie, ses partisans syllaniens, autant qu’ils ne s’opposèrent âprement à ceux de Caius Marius (les marianistes), célèbrent le consulat de Sylla. La marche sur Rome de Sylla ayant finalement conduit à l’exil Caius Marius. Ainsi, à partir de cette date, les institutions républicaines ne cesseront de tomber de Charybde en Scylla. En effet, dès son retour, Caius Marius s’autoproclame consul avec Lucius Cornelius Cinna (Cinna). Puis, les quatre années suivantes, Cinna, à son tour désigné consul avec Papirius Carbo, règne par la terreur au moyen de proscriptions condamnant arbitrairement les individus par voie d’affiche. N’importe qui peut être tué en échange d’une récompense sauf, peut-être, Jules César qui, marié à la fille du consul marianiste Cinna, a peu à craindre. Enfin, du moins jusqu’à ce que Sylla, allié à Marcus Licinius Crassus (Crassus) et Gnaeus Pompeius Magnus (Pompée le Grand), ne remporte la bataille de la Porte Colline.

C’est aussi sans doute de guerre lasse que les comices centuriates entérinent cette «transition» administrative en votant à l’unanimité la Lex Valeria dictator le gibus scribundis et rei publicae constituendae. Celle-ci établit un magistrat unique sans limitation de durée à la place des deux consuls annuels et stipule que «sur l’avis du sénat, la proposition de loi faîte aux comices prévoit que tous les actes accomplis par Sylla sont ratifiés pour le passé et qu’à l’avenir il aura le droit de prononcer sur la vie et les biens des citoyens, de disposer du domaine public, de conférer l’imperium en lieu et place du peuple, et de décréter les lois nouvelles […] De plus, il lui appartient de déclarer quand il croira avoir accompli sa mission et à quelle époque il voudra déposer ses pouvoirs extraordinaires». Or, en vertu de cette législation, Sylla emploie à volonté les proscriptions et contraint la plupart des marianistes, dont Jules César, à l’exil.

Au demeurant, si la seconde guerre servile avait fait triompher Caius Marius, les syllaniens ne vont pas rater l’occasion que leur offre la troisième. Moins de dix années plus tard, l’évasion d’environ soixante-dix gladiateurs d’une école de Capoue déclenche une nouvelle guerre servile pour laquelle des dizaines de milliers d’esclaves et de paysans s’unissent. Leur première armée en Apulie est commandée par Crixus et leur seconde armée en Gaule cisalpine par Spartacus qui, selon Plutarque, serait un déserteur thrace auxiliaire romain ayant pour épouse une thrace «devineresse sujette aux transports dionysiaques». Il faut dire que l’influence hellénique est toujours omniprésente dans cette péninsule italique où l’on avait associé les mystères dionysiaques aux bacchanales célébrées par les romaines après les ides de mars des 16 et 17. Des fêtes qui s’étaient finalement transformées en orgies nocturnes et qui furent interdites après le «scandale des bacchanales» au cours duquel sept mille personnes furent suppliciées. Quoi qu’il en soit, comme l’armée de Spartacus est la seule à avoir remporté une bataille, Crassus en profite pour de nouveau s’allier à Pompée le Grand et intégrer dans ses légions des vétérans sur ses propres deniers. Ce qui, après leur victoire, leur permet d’être facilement désignés consul, l’année suivante, quand bien même Pompée le Grand ne dispose pas de l’âge légal pour exercer cette magistrature. Et, comme si tout cela ne suffisait pas, sur proposition du tribun plébéien Aulus Gabinius, on lui accorde aussi l’imperium (le commandement des armées) pour qu’il puisse éradiquer la piraterie en Méditerranée et s’emparer de l’Asie Mineure occidentale, de la Syrie et de la Judée.

En ce qui concerne Jules César, sa situation professionnelle s’est déjà nettement améliorée un an après les consulats de Crassus et de Pompée le Grand. En effet, il accède à sa première haute magistrature comme questeur en Hispanie quand ses derniers familiers marianistes, à savoir sa tante Julia Caesaris et son épouse Cornelia Cinna, disparaissent. Puis, une fois désigné sénateur à vie, comme il est de coutume à la fin de chaque magistrature, mais aussi après s’être remarié à la petite fille de Sylla, Crassus l’aide à son élection au pontifex maximus. C’est donc en tant que grand prêtre des romains que Crassus l’associe à Pompée le Grand au sein d’un officieux premier triumvirat briguant le consulat sans qu’aucunes des parties ne puissent intenter d’actions contre les autres. Cette habile manœuvre le menant au consulat et à reconnaitre le pharaon Ptolémée XII Aulète (dit Néos Dionysos), comme «ami et allié du peuple romain», avant d’obtenir le proconsulat en Illyrie, en Gaule cisalpine et en Gaule transalpine, les cinq années suivantes.

Par conséquent, il ne s’agit peut-être pas d’une coïncidence si la guerre des Gaules débute dès sa prise de fonction l’année 58 AEC. L’invasion des helvètes gaulois du territoire des Éduens, «amis et alliés du peuple romain», offrant un prétexte à une riposte romaine. D’ailleurs, plus rien n’arrête cette civilisation, tant en Europe du nord qu’au Levant, puisque l’ex-tribun plébéien Aulus Gabinius, une fois désigné proconsul en Syrie, envahit l’Égypte sans l’accord du sénat, l’année 57 AEC. De son côté, la réélection au consulat de Pompée le Grand et de Crassus, l’année 55 AEC, prolonge le proconsulat de Jules César pour lui permettre une première expédition sur l’île de Bretagne, puis une seconde de plus de six cents navires. Car, à l’instar des conquêtes macédoniennes, la monétisation des régions britanniques tâche d’assimiler les barbares au modèle économico-social romain, même s’il existe assez de réticences pour qu’une coalition d’armées gauloises, traditionnellement alliée à Rome, sonne la révolte.

Leur chef Vercingétorix aurait pourtant été un noble arverne d’éducation romaine, peut-être même une connaissance de Jules César. Sa première stratégie de guérilla est d'ailleurs couronnée de succès, jusqu’au siège de Gergovie, et seul son abandon au profit d’attaques frontales le mène à l’oppidum d’Alésia où Jules César édifie deux monumentaux ouvrages. La contrevallation empêchant la sortie des assiégés et la circonvallation le protégeant de l’armée de secours. Ce génie militaire repousse ainsi toutes les tentatives des quatre cent mille gaulois de sorte, qu’à l’exception des Éduens et des Arvernes, les guerriers d’Alésia finissent esclaves des légionnaires romains à raison d’un par tête. Jules César obtenant par ailleurs de quoi financer la construction de son futur forum alors que, pressentant sa prise de pouvoir, un décret sénatorial lui ordonne de licencier ses légions à l’expiration de son mandat de proconsul. Qui plus est, le tribun de la plèbe et ancien d’officier d’Égypte, Marcus Antonius (Marc Antoine), a beau y opposer son droit d’intercessio, qui suspend les propositions législatives, les décrets sénatoriaux et les décisions administratives contraires à la loi, le sénat l’expulse sans ménagement tout en accordant des pouvoirs quasi dictatoriaux à Pompée le Grand.

Or, ce mépris de la Lex Sacrata, qui prévoit que quiconque ne respecte pas l’organisation de la plèbe ou porte atteinte à la personne d’un de ses magistrats soit condamné à mort, légitimerait le franchissement césarien du Rubicon l’année 49 AEC. Le Senatus consultum ultimum pris en derniers recours pendant que «Rome est menacée d’incendie et que chacun désespère de son salut», selon Commentarii de bello civili, respecterait ainsi une certaine légalité jusqu’à la fin du consulat de Jules César et de Publius Servilius Vatia Isauricus. Quant à Pompée le Grand, vaincu à la bataille de Pharsale, il s’exile en Égypte où, malgré que les gabiniani l’assassinent, Jules César débarque, tant pour conforter la prise de pouvoir de Cléopâtre VII que pour garantir son approvisionnement en céréales. Subvenir aux besoins alimentaires d’un million de romains exige d’importantes importations qu’il assurera davantage en s’imposant contre le Royaume du Pont. Comme cela, sa popularité atteint son zénith lorsqu’il se présente à une nouvelle magistrature sans avoir respecté la décennie imposée à l’expiration d’un mandat annuel.

L’espace territorial romain au I er  siècle AEC

Son consulat avec Marcus Aemilius Lepidus (Lépide) est néanmoins celui de la pleine efficacité administrative, grâce à la création de deux magistratures supplémentaires (les édiles céréaliers), l’édification de la Curia Julia, du Forum Julium et une réforme calendaire. Cette dernière étant plus qu’urgente compte tenu que le calendrier romain débute l’année aux ides de mars et ne comporte que douze mois et trois cents cinquante-cinq jours. Par exemple, l’année 46 AEC, que l’on nomme l’année de confusion, s’étale sur quatre cent quarante-cinq jours en raison des intercalations absentes des années précédentes. C’est pourquoi le pontifex maximus en appelle à l’astronome Sosigène d’Alexandrie pour qu’il élabore un calendrier Julien, qui conserverait les douze mois, mais dont les trois cent soixante-cinq jours et un quart intercalerait un jour tous les quatre ans, et prendraient la date d’élection des consuls romains comme jour de l’An. Voilà comment Rome triomphe avec Jules César lorsque, de nouveau élu consul par les comices, on lui accorde pendant la fête annuelle des Lupercales, en février 44 AEC, un magister populi sans limite de mandat. Son assassinat, à la veille des bacchanales, aux ides de mars 44 AEC, dont certains des meurtriers lui sont connus, comme Marcus Junius Brutus et Caius Cassius Longinus, respectivement fils et beau-fils de sa maîtresse Servilia Caepionis rencontrée l’année 64 AEC, en limite cependant la durée à un mois et un jour.

Cet évènement met définitivement fin aux institutions républicaines d’autant plus que la Lex Titia votée par les comices centuriates instaure un second triumvirat pour une durée de cinq années entre le consul suffect Caius Julius Caesar Octavianus (Octave), Marc Antoine et Lépide. En effet, en aucun cas, la victoire de l’armée d’Occident de Marc Antoine et Lépide sur les armées d’Orient de Cassius Longinus et Junius Brutus ne rétablit la République. Au contraire, on reconduit une nouvelle fois le second triumvirat dont on exclut ensuite Lépide, tandis que le général dévoué à Octave, Marcus Vipsanius Agrippa, élimine Marc Antoine à Actium. La fin du second triumvirat consacre alors le Principat pour lequel le sénat désigne Octave comme «princeps», c’est-à-dire le premier à y prendre la parole, tout en lui accordant le titre d’Augustus. La puissance tribunitienne, qui lui est également attribuée à vie (la tibunia protestas, pouvoir de justice à Rome), s’ajoutant à un pouvoir plus grand que les proconsuls sur les provinces (l’imperium proconsularis maius).

Bref, il n’existe qu’une exception à son omnipotence. Non pas le titre de pontifex maximus, qui lui revient à la mort de Lépide, mais bien le privilège d’émission monétaire. Auguste se réserve la frappe des monnaies d’or et d’argent dans les ateliers monétaires impériaux, à Rome et Lugdunum, tandis qu’une commission de trois magistrats monétaires désignée par les sénateurs contrôle l’émission des monnaies de bronze dans une multitude d’ateliers provinciaux. En fait, il s’agit là d’une exception très limitée au pouvoir quasi-absolu de l’Auguste, puis de ses successeurs, dont les considérations majeures se porteront dorénavant sur la monétisation des régions d’Europe septentrionale ou d’Asie mineure. Ainsi, quand le roi des Atrébates Verica, qui frappe ses propres monnaies aux titres latins, se retrouve spolié, l’Auguste Tiberius Claudius Drusus (Claude) n’hésite pas à intervenir sur l’île de Bretagne. Les quarante mille légionnaires et les vingt mille auxiliaires romains de Titus Flavius Vespasianus (Vespasien) font d'ailleurs la conquête de l’espace déjà monétisé en quatre années. Après quoi, quatre décennies supplémentaires seront nécessaires pour que Rome y aménage un réseau routier entre la province méridionale pacifiée, la septentrionale sous administration militaire et les royaumes alliés autonomes.

L’invasion romaine de la Bretagne La conquête romaine de la Bretagne
Le réseau routier romain en Bretagne une voie romaine

Ces victoires vont également servir les intérêts du légat de légion Vespasien, lors même que ses origines plébéiennes contrastent avec la prestigieuse ascendance julio-claudienne de l’Auguste Lucius Domitius Ahenobarbus (Néron). D’un pouvoir sans égal, son immense Domus aurea intègre de vastes jardins, un lac artificiel et une fantastique salle de réception, la «Cenatio rotunda» qui, d’après l’historien romain Suétone, est une salle circulaire dont le plafond de seize mètres de diamètre donne l’illusion de la voûte celeste grâce à un mécanisme de rotation du plancher. Car, plutôt éloigné des légendes tyranniques que l’on veut bien lui prêter, Néron a une personnalité complexe, plus préoccupée par les arts que par les armes, si bien qu’il accumule les « erreurs » dans ce Principat à dominante militaire. Tout spécialement lorsqu’il décide de voyager en Grèce, pendant que la Judée se révolte et que les massacres s’étendent à la population juive d’Alexandrie. Son absence à Rome en raison de sa participation aux Jeux Olympiques et Pythiques, comme ses spectacles à Némée, Argos et Lerna, voire son voyage inaugural du canal de Corinthe, laissant toute latitude à Vespasien pour agir.

La cenatio rotunda

Dès son retour de Grèce, l’interruption de l’approvisionnement en céréales africaines, du fait de la révolte du propréteur gaulois de la Séquanaise, des gouverneurs de Lusitanie et de la province d’Afrique, suffit à convaincre le sénat de le condamner à la «damnatio memoriae» en le déclarant «ennemi de l’État». Servius Galba (Galba), Aulus Vitellius (Vitellius) et Marcus Otho (Othon) lui succède péniblement l’année suivante, dite l’«Année des quatre empereurs», jusqu’à ce que les légions d’Égypte, de Mésie, de Pannonie, de Dalmatie et de Judée proclament finalement Vespasien l’année 69.



Par ailleurs, si la guerre de Judée est si importante dans l’ascension de Vespasien, comme pour la condamnation de Néron, il serait peut-être utile de conter sommairement l’histoire du culte judaïque à la période antique. Tout commença, ou plutôt recommença, lorsque le Temple de Jérusalem fut reconstruit au retour de l’exil babylonien. Dans cette région multiculturelle, nombre de populations se mêlaient entre elles jusqu’à ce que deux siècles plus tard la Septante imprègne d’influence hellénique la plupart des juifs méditerranéens. Ceux-ci, à la différence des autochtones ruraux, bénéficiaient d’une pleine citoyenneté, quand bien même la désignation du grand prêtre par l’administration séleucide occasionnait souvent des affrontements. À ces violences, le roi séleucide Antiochos IV Épiphane tenta, ou fit mine, d’y remédier en imposant à tous les Juifs de renoncer à des coutumes telles que la circoncision. Or, la majorité s’y refusa et déclencha une quasi-guerre d’indépendance jusqu’à tant qu’un roi usurpateur séleucide ne reconnaisse la dynastie Hasmonéenne. Les Maccabées, qui devinrent les gouverneurs héréditaires de la Judée, privilégièrent dès lors les Sadducéens de langue grecque au détriment des Pharisiens de langue araméenne. Ces derniers étant contemporains des manuscrits d’écriture hébraïque de Qumrân.

Le plan de Jérusalem au I er siècleLe culte juif n’était donc pas homogène sous le protectorat romain quand les «réformes» d’Hérode le Grand, qui fut nommé roi de Judée par le sénat romain, aggravèrent ces dissensions. Sa destruction méthodique des institutions hasmonéennes ainsi que l’assassinat des Sadducéens du Temple, comme leur remplacement par une classe sacerdotale étrangère à la Judée, firent de ces Pharisiens les derniers religieux juifs originaires de Judée. Et, pendant que la Pax Romana s‘imposait partout, il construisit ou reconstruisit les forteresses de Massada, Machéronte, Hérondion, Hyrcania, Alexandrion et Jérusalem où l’édification du nouveau Temple employait une dizaine de milliers d’ouvriers sur plusieurs décennies. On ne sait du reste pas encore si ces travaux visaient à contrer les violentes révoltes pharisiennes du mouvement zélote qui, de son côté édifiait les premières synagogues, mais si tel est le cas leur sort fut tout autre, voire contraire. Ces Zélotes s’étaient révoltés dès l'administration directe d'un gouverneur romain sur la Judée et la perte de la pleine citoyenneté des Juifs. Cette privation de droit concernait toute la population juive du bassin méditerranéen qui, comme les Juifs d’Alexandrie, se retrouvait souvent cloitrée dans un ghetto aux lieux de culte détruits. C’est du reste quand une énième révolte zélote parvint à s’emparer des forteresses hérodiennes de Machéronte, de Massada, puis de Jérusalem, où elle extermina la classe sacerdotale du Temple, que les légions romaines de Vespasien intervinrent. Elles pacifièrent le nord, la région côtière de Judée et mirent plus d’une année à s’emparer du Temple de Jérusalem qu’elles détruisirent intégralement. Cette action militaire s’accompagna d’une profonde réforme idéologique, puisque l’un des rares Pharisiens du Sanhédrin, Rabban Yohanan ben Zakkaï, obtint l’asile auprès des romains. Celui-ci fondera le synode de Yavne à l’origine du premier ouvrage de littérature rabbinique rédigé au III ème siècle, la Mishna qui, ajoutée à la Guemara, composera le Talmud. Cette guerre de Judée sépara, de cette manière, une première fois, le judaïsme rabbinique de Judée du judéo-christianisme de la diaspora juive dont les cultes s’éloignaient l’un de l’autre à mesure de l’extension de la taxe fiscale annuelle romaine du fiscus judaïcus. L’Auguste Flavius Domitianus (Domitien) l’imposant sans limite d’âge à toutes personnes de «mœurs juives» avant que l’Auguste Marcus Nerva (Nerva) la limite aux seuls pratiquants.

Au demeurant, cette fiscalité discriminatoire ne parait pas avoir d’efficacité économique, attendu que les lointaines expéditions militaires restent essentielles à Rome. Et, seule la conquête de la Dacie par l’Auguste Marcus Ulpius Traianus (Trajan), l’année 105, apporte un butin suffisant, d’environ cent soixante tonnes d’or et trois cent trente tonnes d’argent, pour la construction d’un nouveau forum, des marchés de Trajan et de la basilique Ulpia. En fait, l’hémicycle des marchés de Trajan aménage une centaine de boutiques commerciales et de bureaux administratifs sur plusieurs étages d'opus latericium, tandis que l’on assigne à la basilique Ulpia les activités financières et judiciaires. Toutefois, dans une certaine mesure, les révoltes des populations juives de Mésopotamie et du littoral méditerranéen, à l’exception notable de la Judée, gênent les grands débuts du commerce intercontinental.

La féroce guerre de Kitos conduite par le général Lusius Quietus et le préfet d’Égypte Quintus Marcius Turbo participe, à son tour, à la scission du culte juif. Une situation que confirmerait la comptabilité du fiscus judaïcus dans le Fayoum, où l’on enregistre un unique reçu d’impôt alors qu’on y recensait plus d’un millier de Juifs adultes avant la guerre de Kitos. Cette non-perception observable sur tout le territoire égyptien n’étant certainement pas dû à la seule extermination physique, mais plutôt à une modification substantielle de la pratique du culte associée à un déplacement dans les oasis du désert. Et voilà peut-être pourquoi la Septante devient exclusivement la Loi des Juifs hors de Judée avant que l’édit d’Hadrien n’assimile la circoncision à une modalité de la castration interdite l’année 129. La peine capitale étant requise pour l’exciseur comme pour l’individu s’y prêtant spontanément. Aussi, quelques années après sa promulgation, l’insurrection de Shimon Bar Kokhba, à savoir des seuls Juifs de Judée, qui mène au bannissement de tous les Juifs de Jérusalem, sépare définitivement les cultes judaïques. Les judéo-chrétiens se retrouvent alors en nombre là où la population juive était la plus nombreuse, c’est-à-dire en Asie mineure (30 %) et en Égypte (20 %), alors qu’elle ne représente pas plus de 5 % de la population romaine. Il s’agit peut-être même d’une explication sensible quant à l’origine des plus anciens écrits judéo-chrétiens constitués d’une centaine de papyri rédigés en grec.

Cette modification du culte des populations méditerranéennes préfigure comme cela la réorganisation de l’administration romaine au III ème siècle. L'expansion territoriale s’interrompt au profit d’une stratégie plus défensive basée sur d’imposantes fortifications aux frontières. Quant aux monnaies dépréciées, elles font désormais le commerce romain et l’on réserve les monnaies précieuses à l’intégration des populations dites barbares. De surcroît, l’année 212, la Constitution antonine accorde la citoyenneté romaine héréditaire à tous les administrés libres, mais elle fragilise les dépenses militaires en les empêchant de générer plus de butin. L’anarchie militaire succède invariablement aux crises monétaires et si l’antoninien stabilise un temps la situation économique, son titre en argent disparaît lentement. Il se produit dès lors une scission administrative dans laquelle seule la menace barbare assure une certaine tolérance mutuelle entre l’Empereur des Gaules, l’Empire de Palmyre et l’Empire de Rome.

Les trois Empires au III ème siècle

Certes, l’administration romaine redevient une entité commune après les victoires de l’Auguste Lucius Aurelianus (Aurélien) sur l’Empire des Gaules et sur l’Empire de Palmyre, l’année 274, mais l’instabilité monétaire persiste. Les millions de monnaies romaines en circulation pèseront bientôt toutes moins de trois grammes et contiendront moins de 1 % d’argent. L’échec de l’aurelianus ouvrira aussi la voie à une refonte complète de l’administration en direction de l’Orient, de manière à transformer Rome en une société byzantine dévolue au commerce intercontinental. Mais, pour ce faire, elle aura besoin d’un partenaire commercial oriental de premier ordre.




Orient


À ce propos, rappelons-nous que Majiayao était la culture post-néolithique d’Asie orientale qui maîtrisait le mieux la première métallurgie du bronze. Ses objets partageaient quelques similitudes avec ceux de la culture d’Erlitou, eux-mêmes assez proches de la dynastie Shang. Et, tout comme ailleurs, ce bronze avait chamboulé les rapports de force de sorte que la dynastie Zhou, chronologiquement postérieure à la dynastie Shang, dut accorder de nombreuses compétences à ses royaumes vassaux qu’étaient Wei, Zhao, Han, Qi, Yan, Chu et Qin. Ceux-là même qui s’affranchirent d’elle à la période des Printemps et des Automnes. Aussi, la métallurgie du fer avait d’autres implications dès la période des Royaumes combattants, à partir du V ème siècle AEC, puisqu’elle accélérait la disparition des plus faibles.

Dès lors, les zones urbaines des plus puissants, telles que la capitale du royaume de Qi, devenaient des centres économiques et artistiques. Ses trois cent cinquante mille habitants étaient répartis sur une surface de mille six cents hectares, dont trois cents étaient réservés au seul secteur palatial et, comme un peu partout, on y frappait monnaie. Des monnaies à plusieurs aspects selon les différents royaumes, quelquefois en forme de bêches et d’autres fois en forme de couteaux. Les mieux reconnues d’entre elles étant les circulaires, percées en leur centre, du royaume de Qin. Leurs souverains prenaient donc conseil auprès des marchands au point que certains d’entre eux, tels que Lü Buwei, avaient de grandes responsabilités administratives. Cet habile tacticien, régent du royaume de Qin, obtint jusqu’à l’abdication du souverain Zhou en sa faveur. De plus, n’ayant pas participé aux conflits de la période des Royaumes combattants, il préserva l’intégrité de son potentiel militaire pour annexer les autres royaumes l’année 221 AEC.

Linzi, la capitale du royaume de QiMonnaies chinoises en forme de couteau

Le royaume de Qin était la première grande administration asiatique orientale dont l’espace territorial était structuré en plusieurs districts administrés autour d’une commanderie, elle-même dirigée concurremment par un gouverneur, un officier militaire et un inspecteur impérial sans charge héréditaire. Cette administration pouvait ainsi engager des travaux colossaux tels que l’édification de la Grande muraille au nord, l’aménagement de ponts, de canaux ou la création d’un vaste réseau routier reliant sa capitale Xianyang aux autres commanderies. Les poids, les mesures et la largeur des essieux des chariots étaient règlementés, alors qu'un corpus de lois édicté selon la doctrine légiste instituait un principe de responsabilité commune dans laquelle la sanction était toujours collective. La succession de l’empereur de Qin tourna cependant à l’affrontement mutuel entre des officiers de l’armée impériale dans lequel Liu Bang prit l’avantage. Celui-ci, une fois proclamé empereur Gaozu, conserva la structure territoriale au sein de sa dynastie Han, à la seule exception de l’élaboration des lois qu’il délégua aux noblesses héréditaires locales.

L’administration QinL’administration Han

L’année 154 AEC fut tout de même celle de la Rébellion des sept États et de la pleine restauration de l’autorité impériale. On révisa partiellement les lois légistes, on introduisit le confucianisme dans la philosophie d’État et le système des Trois seigneurs et neuf ministères affleura doucement. Un système qui sera bientôt l’élément administratif central d’une Chine impériale dans laquelle l’activité économique et le progrès scientifique s’épanouiront. Pour preuve, il existait déjà nombre d’inventions, et non des moindres, telles que les premiers papiers, le gouvernail d’étambot, le chariot pointant vers le sud ou la sphère armillaire. Cette dernière invention modélisant la sphère céleste en reproduisant le mouvement apparent des étoiles autour de la Terre. Et d’après les chroniques historiques des Han antérieurs Shiji (ou Mémoires historiques), toutes ces innovations étaient concomitantes aux premières expéditions chinoises en Asie centrale.

Le diplomate Zhiang Qian aurait conclu une première alliance avec les peuples du bassin du Tarim l’année 139 AEC, puis une seconde sur la rive occidentale de l’Indus l’année 119 AEC. Le Livre des Han postérieurs précisant que d’autres ambassadeurs furent envoyés en Anxi (la Parthie), au Lijian (la Syrie), au Tiaozhi (la Chaldée) ou au Tianszhu (l’Inde). Au total, l’administration Han dépêcha au minimum cinq missions annuelles d’exploration en direction de l‘Occident alors que, de son côté, la cité de Luoyang accueillit une délégation romaine l’année 166. Bref, toutes les conditions matérielles paraissaient réunies pour que les administrations asiatiques orientales puissent enfin participer au commerce intercontinental. Un commerce au départ essentiellement terrestre qui, en dépit des brillants débuts de la civilisation méso-américaine, se fera principalement d’Asie en Europe, et vice versa. La méso-amérique étant un temps laissée de côté, comme dans une moindre mesure l’Afrique, jusqu’au développement du commerce maritime intercontinental.

Une sphère armillaire L’itinéraire de Zhiang Qian




Amérique


Pourtant, une véritable révolution culturelle et économique s’y déroulait dès le III ème siècle AEC et, bien que la linguistique maya fût scindée en plusieurs groupes, il s’y développait un système d’écriture à la fois syllabographique et logographique. L’écriture syllabique s’adressait aux locaux, tandis que l’idéographique était comprise de l’ensemble des Mayas. Aussi, ces systèmes d’écriture destinés à la seule classe dirigeante formalisaient à plus forte raison la hiérarchie sociale qu’un calendrier solaire commençait à être en usage. Ce calendrier Haab’, qui comportait dix-huit périodes de vingt jours, auxquels s’ajoutaient cinq jours, formait un cycle de cinquante-deux années en se combinant à l’ancien calendrier rituel Tzolk’in. Un calendrier en compte long, non répétitif, les complétant pour les échéances supérieures. Par conséquent, tous ces outils, qui accompagnaient un commerce de plus en plus lointain, bénéficiaient à des administrations de mieux en mieux organisées qui, dès le III ème siècle AEC, atteignaient des proportions sans pareil. La pyramide triadique de «La Danta» de l’agglomération d’El Mirador, au sud de la péninsule du Yucatán, était alors une des constructions les plus volumineuses au monde avec une base de six cent vingt mètres par trois cent trente mètres, pour une hauteur de soixante-dix mètres. Le terme pyramide étant, dans ce cas, assez extensif, puisqu’il s’agissait plutôt d’une plate-forme primordiale sur laquelle reposait d’autres plates-formes superposées ou des structures pyramidales, secondaires.

Le temple «La Danta» à El Mirador

De la même manière, dans la vallée de Mexico, d’autres cités à l’imposante architecture se structuraient. Par exemple, Cuicuilco, aujourd’hui à trois kilomètres du stade Azteca de Mexico, disposait d’un centre cérémoniel incluant des places, des terrasses et des canaux d’irrigation alors que, comme toutes les autres, sa population d’environ vingt mille habitants complétait son agriculture par la chasse et la cueillette. Les actifs volcans entourant sa fertile région, tels que le Popocatépetl ou le Xitle, auraient cependant pu impacter son développement, puisqu’à partir du I er siècle AEC, son déclin démographique coïncida avec une série d’éruptions volcaniques. Celles-ci ayant formé, au fil des écoulements, une couche de lave de plusieurs mètres d’épaisseur. Une partie de la population aurait dès lors migré en direction de Teotihuacan, à une cinquantaine de kilomètres au nord-est, tandis que Cuicuilco serait resté un lieu cérémoniel d’offrandes aux divinités. Aussi, dans toute la Mésoamérique, les volcans semblaient autant faire l’objet d’une adoration que d’une exploitation économique. À la fois matière du sacré et du commerce, l’obsidienne taillée dans les régions les plus puissantes, qui s’étaient appropriées les gisements, était redistribuée dans les régions secondaires. Et cette omniprésence des objets d’obsidienne, dans toutes les régions mésoaméricaines, à toutes les périodes, contrastait évidemment avec le faible essor de la métallurgie.

Ce système économique, proche d’une intégration verticale, serait du reste celui de Teotihuacan qui, dès le II ème siècle, exportait sa prestigieuse obsidienne verte translucide de Pachuca jusqu’au sud de la Mésoamérique, que ce soit à Monte Albàn ou à Takalik Abaj. Extrèmement recherché, l’objet d’obsidienne était la production artisanale la plus largement échangée à l’instar de la plus savante des productions agricoles, à savoir le cacao. Les cacaoyers de Chocolá, voisins de Takalik Abaj, introduits en Méso-Amérique à partir des régions andines et de l’Orénoque, prenaient une place économique prépondérante. Pourtant, ils exigeaient un taux d’humidité minimum de 85 %, une température moyenne annuelle de vingt cinq degrés Celsius pour un minimum absolu de dix degrés, et une pluviométrie annuelle trois fois supérieure à celle de Londres. Et, par-dessus tout, leur exploitation quasi-industrielle requérait un aménagement territorial spécifique auquel seule une administration publique pouvait pourvoir. Or, le système hydraulique d’un kilomètre et demi de Chocolá satisfaisait à toutes ces exigences pour que les fèves de cacao puissent aussi bien servir d’intermédiaire au commerce qu’à la collecte d’impôt. Certes, pour les transactions plus importantes, du jade, du cuivre et, bien sûr, de l’or faisaient l’affaire, mais leur valeur était différemment appréciée selon l’endroit. Quant au transport de marchandises, il s’effectuait le long des littoraux océaniques, par les voies fluviales et par un réseau de communications terrestres pavés que l’on nomme sacbé.

C’est donc à divers degrés que Teotihuacan chapeaute plusieurs cités dès la fin du III ème siècle, que ce soit par le biais de son influence culturelle, de son système économique ou, plus rarement, de la désignation des dirigeants locaux. Les cités secondes, telles que Tikal ou Balberta, exerçant à leur tour une emprise régionale. Cette dernière prenant vraisemblablement la suite de Chocolà, puisque les motifs en fèves de cacao de ses centaines de céramiques y complètent la fameuse obsidienne verte de Pachuca. Bref, voilà comment Teotihuacan dispose d’à peu près tous les attributs typiques d’une civilisation continentale. Autrement dit d’une autorité administrative, d’une religion, d’une culture et d’une économie largement diffusées, mais aussi d’une urbanisation faite de quartiers distincts réservés aux commerces des étrangers et, bien sûr, d’une architecture colossale. Ce dont témoigne les faces en talud-tablero de ses pyramides à degrés, pareilles à un escalier géant, alternant un mur oblique surmonté d’un panneau vertical encadré d’une corniche en saillie.



À ce sujet, comme pour la grande pyramide de Gizeh, le gigantisme de sa pyramide du soleil est à la hauteur de sa précision. Sa base d’environ deux cent vingt par deux cent trente mètres, pour une hauteur de soixante-dix mètres, comporte même une intrigante caractéristique. Car, au risque de rendre obsolète notre géo-positionnement par satellite, sa latitude de 19°41’32.60’’ Nord ne peut pas être plus précisément celle du cratère de l’Hualālai. À savoir un des cinq volcans majeurs de l’île d’Hawaï, que l’on localise à près de six mille kilomètres, à l’ouest de Teotihuacan, en plein océan Pacifique. Mais, comme à cette latitude une telle précision se traduit à dix mètres près, il faut bien y admettre autre chose que le simple hasard ou l'adoration des cheveux et des larmes de Pélé, déesse hawaïenne des feux et des volcans.

La pyramide du soleil à la latitude 19°41’32’N
De Teotihuacan à Hualālai




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